Chapitre 2. Pourquoi les données sont-elles utiles au développement ?

William Hynes
Chef de l’Unité des Nouvelles approches face aux défis économiques, OCDE

Le présent chapitre examine la façon dont la disponibilité et l’utilisation des données alimentent la réflexion sur le développement et la coopération pour le développement, ainsi que les changements qui s’imposent pour mettre à profit de manière efficiente les sources de données conventionnelles et tirer parti des nouvelles sources. Il fait valoir que la révolution des données participe de trois transitions : du produit intérieur brut au bien-être multidimensionnel ; des données globales aux microdonnées ; et des données administratives aux données « intelligentes ».

  

La vie ne se comprend que par un retour en arrière, mais on ne la vit qu'en avant. (Søren Kierkegaard)

Comment savoir si une stratégie de lutte contre la pauvreté est efficace si l’on ignore le nombre de pauvres ? Comment décider s’il est plus rentable d’investir dans une école ou dans une clinique si l’on ne dispose pas d’un socle de données permettant d’évaluer ou d’assurer le suivi de l’impact de ces deux types d’établissement ? Données et statistiques constituent les bases d’une compréhension approfondie du processus de développement, des interactions et des répercussions entre les différents systèmes, et des facteurs qui doivent présider à la prise de décisions.

Le rôle des données est également essentiel lorsqu’il s’agit d’aborder des aspects plus vastes du processus de développement. La recherche des facteurs à l’origine des écarts de taux de croissance, de développement et de bien-être est une thématique centrale de l’économie du développement. La géographie, l’histoire, les institutions, la culture, aussi bien que la politique et la gouvernance, comptent toutes parmi les explications possibles. Le rôle et l’importance de la coopération pour le développement dans la promotion de la croissance économique font l’objet d’un autre débat fondamental. Si la réflexion autour de ces questions de fond a progressé, ces deux débats sont encore loin d’être clos, et nombre des obstacles à leur aboutissement ont trait au manque de données.

Des sources de données nouvelles et de meilleure qualité donnent la possibilité de partir des questions pour définir les données à recueillir, et non plus d’être tributaires des données pour formuler les questions.

Mais de quelles données parle-t-on ? La qualité, la disponibilité, l’actualité et l’utilisation des données économiques et démographiques de base restent insuffisantes dans de nombreuses régions du monde en développement. En dépit des progrès observés, il reste beaucoup à faire pour améliorer les données de recensement et d’autres données de population, qui constituent le socle traditionnel de l’élaboration de l’action publique. On assiste parallèlement à l’émergence de sources de données entièrement nouvelles issues des télécommunications, des médias sociaux et du commerce électronique. Ces sources de données, nouvelles et de meilleure qualité, donnent la possibilité de partir des questions pour définir les données à recueillir, et non plus d’être tributaires des données pour formuler les questions (Duflo, 2006 : 2). Elles contribuent en outre déjà à l’émergence de nouvelles analyses ciblées sur l’action publique (Dum et Johnson, 2016 : 278).

Du règne du produit intérieur brut à l’avènement du bien-être multidimensionnel

La théorie de la modernisation, dont la théorie de Rostow relative aux cinq étapes de la croissance économique est une illustration, tendait à démontrer que le développement progressait de façon linéaire. La transformation structurelle consisterait en une évolution d’une économie agricole vers une économie industrielle moderne. Les données sur la rémunération du capital et la transformation structurelle ont été déterminantes pour suivre et encadrer cette évolution. Ce modèle explique pourquoi les programmes d’aide ont été axés presque exclusivement sur le financement des investissements dans les biens d’équipement et les infrastructures, considérés comme essentiels pour aider les économies en développement à accomplir leur trajectoire de développement.

Il est toutefois regrettable que les premiers projets d’équipement financés par l’aide aient été quelque peu prématurés, que ce soit au niveau de leur ampleur ou des technologies utilisées, et qu’ils n’aient comporté aucune disposition relative à la gestion et à l’entretien. Si leur rentabilité s’est peu à peu améliorée, et alors même que les projets qui ont suivi ont été conçus en attachant une plus grande importance à la faisabilité sur le long terme, une prise de conscience s’est progressivement instaurée quant à l’inefficacité relative des dépenses d’infrastructure, en particulier dans les économies pauvres, vulnérables et peu diversifiées qui ne pouvaient guère se permettre d’erreurs (OCDE, 1985 : 16).

Il a en outre été reconnu, dès le début des années 60, que les taux élevés de croissance du produit intérieur brut (PIB) n’avaient pas véritablement modifié les situations sociales (Emmerij, 2002). La possibilité d’une déconnexion entre le PIB et le bien-être était d’ailleurs admise depuis longtemps. Il y a près de 50 ans, Robert Kennedy avait déclaré que le PIB « mesure tout, sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue ». À peu près à la même époque, la définition du développement de Gunnar Myrda comme « le mouvement vers le haut du système social dans son ensemble » avait conduit à privilégier, au cours des années 70, les besoins fondamentaux des individus et l’amélioration des données sociales sur la santé, l’éducation et la pauvreté.

Les difficultés liées à la mesure dans les pays en développement accentuent les limites d’une approche reposant exclusivement sur le PIB pour mesurer et comprendre le progrès. Morten Jerven (2013) a mis en évidence les complications qui découlent de l’existence d’une économie informelle tentaculaire, de normes disparates, et d’erreurs ou approximations. Il a également souligné l’impact de la révision des méthodes et des données de base utilisées dans le calcul du PIB. Ainsi, lors du changement des méthodes de calcul du PIB du Ghana, en 2010, les estimations du PIB ont augmenté de 62 %. Ce changement a également entraîné une hausse des chiffres du PIB du Nigéria de 89 % en 2014, et du PIB du Kenya de 25 % au cours de la même année. Ces révisions avaient pour objectif d’inclure les activités économiques des entreprises informelles, auparavant non prises en compte, et de faire état de la montée en flèche récente de certains secteurs, tels que ceux des technologies de l’information et de la communication (TIC) et des télécommunications, et des secteurs bancaire et immobilier. Si elles ont permis d’obtenir une évaluation beaucoup plus précise de la taille réelle des économies et des contributions des différents secteurs au PIB, elles ont rendu les données antérieures pratiquement inutilisables (Sy, 2015).

Toute mesure n’est, par définition, qu’une quantité qui est au mieux vaguement corrélée à la qualité de vie telle que les individus la ressentent réellement.

Point de vue : Nous devons rééquilibrer l’économie politique des statistiques

Morten Jerven, Professeur, Université norvégienne des sciences de la vie

Les Objectifs de développement durable (ODD) ont sonné l’avènement d’une nouvelle ère pour la mesure et le suivi du développement dans le monde, un monde qui se préoccupe de plus en plus d’évaluer les progrès accomplis au regard d’objectifs quantifiables. Pourtant, pour beaucoup d’indicateurs de suivi des ODD, les données demeurent inexistantes ou rares. La demande de données à l’échelle mondiale excède souvent largement la capacité des administrations nationales à fournir des statistiques, et les bureaux statistiques nationaux se retrouvent sous tension. Les pressions auxquelles ils sont soumis amoindrissent encore davantage leur aptitude à réaliser des enquêtes et entravent leurs efforts pour recueillir des informations et diffuser des données.

La masse de données sur le développement dont nous disposons présente de ce fait des distorsions en cascade : en premier lieu, nous en savons moins que nous aurions besoin d’en savoir sur les pays pauvres, et qui plus est, nous en savons encore moins sur les personnes pauvres qui vivent dans ces pays. Ce déficit de connaissances découle de difficultés à différents niveaux. Sur le plan conceptuel, les catégories statistiques, conçues pour des sociétés industrialisées, et les situations, en termes de développement, auxquelles elles sont appliquées manquent de compatibilité. Sur le plan de la mise en œuvre, la faiblesse des capacités des bureaux statistiques nationaux et la médiocrité de l’enregistrement de données auquel ils procèdent, conjuguées à d’autres difficultés, font que les coûts de l’enregistrement de certaines activités sont bien supérieurs à leur valeur intrinsèque. Les chiffres et les indicateurs utilisés sont particulièrement inadaptés à la situation des pays les moins avancés.

Ce constat a des conséquences sur l’« économie politique des statistiques ». Les différentes données ne présentent pas les mêmes avantages pour les différents acteurs. La question qui doit être posée est la suivante : les données nécessaires pour suivre le développement dans le monde sont-elles une entrave ou au contraire une aide au recueil d’informations au service des priorités et de la formulation des politiques des pays en développement ? Il est, naturellement, tout à fait concevable que la demande de données au niveau international puisse avoir un impact positif direct sur les données disponibles à l’appui des politiques et planifications nationales. Si, par exemple, un pays accepte de bénéficier d’un soutien financier et technique pour la réalisation d’une enquête sur la main-d’œuvre, celle-ci peut produire des données utiles non seulement à ceux qui ont procuré ce soutien, mais aussi à ceux qui ont pour mission de définir une politique sectorielle ou autre pour le pays.

Dans de nombreux cas cependant, les données recueillies pour assurer un suivi à l’échelle mondiale ne présentent qu’un intérêt mineur, voire nul, pour l’élaboration des politiques nationales. Si l’on reprend l’exemple précédent, les données rassemblées dans l’optique du suivi du développement dans le monde sont parfois le produit d’une démarche retenant uniquement les emplois exercés à titre principal, ce qui les rend non pertinentes pour l’élaboration de l’action publique dans des pays où le marché du travail est principalement saisonnier ; il se peut aussi que les données ne soient pas disponibles dans des délais suffisamment brefs pour conserver tout leur intérêt dans la perspective d’une action des pouvoirs publics à l’échelon national (il arrive qu’une enquête concernant l’année 2011 ne soit publiée qu’en 2014). Le suivi du développement dans le monde peut même avoir un impact négatif dans les pays qui ne disposent que de maigres ressources, au sens où ceux-ci se voient contraints de mobiliser à ce titre des fonds qui ne peuvent dès lors plus être utilisés pour répondre à leurs propres priorités en matière de données.

De mon point de vue, il importe de rééquilibrer l’économie politique des statistiques. Tout d’abord, les donneurs doivent tendre vers une offre durable de statistiques au lieu de se contenter d’exiger davantage de données répondant aux besoins du moment en termes de suivi. Ensuite, les pays doivent se montrer plus fermes dans la gestion de l’offre statistique et investir dans des statistiques qui concordent avec leurs priorités nationales. Enfin, la cohérence dans la formulation de la politique statistique est essentielle. Investir dans le suivi à seule fin d’opérer un suivi est un non-sens.

À en juger par de nombreuses mesures, en particulier celles qui concernent la suffisance matérielle, la qualité de vie d’un individu moyen s’est incontestablement améliorée au cours du siècle dernier. D’autres mesures, notamment celles qui ont trait à l’environnement, l’harmonie sociale et l’accomplissement individuel, indiquent qu’elle pourrait au contraire s’être dégradée. Il faut cependant garder à l’esprit que toute mesure n’est, par définition, qu’une quantité qui est au mieux vaguement corrélée à la qualité de vie telle que les individus la ressentent réellement. Dans le même ordre d’idées, le Rapport Pearson (1969) faisait valoir que les statistiques économiques ne peuvent à elles seules que fournir une comparaison imparfaite entre les niveaux de vie et de satisfaction d’un locataire d’un ensemble d’immeubles de grande hauteur situé dans une mégalopole surpeuplée et polluée, et ceux d’un habitant d’un village du Sri Lanka.

Sen (1989) a longtemps critiqué le recours à un chiffre unique pour tenter de rendre compte de la pleine ampleur du phénomène du développement. Pour lui, le concept de développement se rapporte à la capacité de vivre une existence conforme à ses valeurs, par exemple en termes de liberté politique, d’infrastructures économiques, d’opportunités sociales, de garanties de transparence ou de sécurité et de protection. Il estime ainsi que le développement n’a pas trait à ce que l’on possède mais à ce que l’on peut accomplir. L’indice de développement humain (IDH) des Nations Unies, publié pour la première fois en 1990, a repris cette conception dans ses trois critères que sont l’espérance de vie, les connaissances de base/le niveau d’éducation et le PIB par habitant. Cette mesure a été affinée dans les rapports ultérieurs du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) et des indices supplémentaires ont été ajoutés, tels que l’IDH ajusté aux inégalités, l’Indice d’inégalités de genre et l’Indice de la pauvreté multidimensionnelle. Toutefois la multiplication même de ces indices témoigne de la difficulté de rendre compte du bien-être global à l’aide d’une valeur unique.

Des mesures plus sophistiquées du bien-être, telles que l’Indicateur du vivre mieux de l’OCDE, permettent aujourd’hui aux utilisateurs de définir leurs propres priorités parmi les différentes dimensions du bien-être, et d’établir ainsi des comparaisons internationales. Toutefois, les contraintes au niveau des données entravent lourdement ces approches dans tous les pays en développement à l’exception des plus avancés. Même le suivi d’objectifs en matière de bien-être aussi élémentaires que ceux contenus dans les Objectifs du millénaire pour le développement s’est révélé extrêmement épineux. D’après un rapport d’un groupe consultatif indépendant des Nations Unies, la disponibilité de données annuelles relatives à 55 indicateurs de base pour 157 pays n’a jamais dépassé 70 %. Les Objectifs de développement durable (ODD) posent aujourd’hui des défis encore plus importants en matière de données, en ce qu’ils reconnaissent un éventail plus large de dimensions du bien-être et élargissent considérablement le champ d’application des mesures. Ils exigeront des systèmes statistiques puissants, capables de mesurer et de créer des incitations aux progrès au regard de tous les objectifs. On estime qu’un milliard USD par an sera nécessaire pour permettre à 77 des pays à plus faible revenu du monde de rattraper leur retard et de mettre en place des systèmes statistiques propres à soutenir et à mesurer les ODD (SDSN, 2015).

D’une vue d’ensemble établie à l’aide de données macroéconomiques à l’utilisation de microdonnées pour dépeindre des cas spécifiques

Le « Consensus de Washington », qui a dominé la politique de développement au cours des années 80 et jusqu’au début des années 90, reposait sur des mesures empiriques qui attestaient de la supériorité des performances économiques – du moins telles que mesurées par le PIB – des pays qui avaient instauré et qui pratiquaient une économie de marché ouverte sur l’extérieur et soumise à une discipline macroéconomique. Cette approche s’est traduite par l’élaboration de programmes d’ajustement structurel à l’intention des pays en développement, qui soumettaient l’aide et les autres apports financiers à la mise en œuvre de politiques en faveur notamment de la libéralisation des échanges et de la privatisation.

Si la réussite ou l’échec global de ces programmes est sujet à controverse, on ne peut nier que les interventions visant à atteindre des résultats globaux ont souvent entraîné des erreurs sur le plan stratégique. Le concept simpliste d’agrégats sociaux comme étant la simple somme de données sur les individus, les ménages et les organisations pose problème. Ces données brutes ne tiennent pas compte de toutes les interactions complexes qui caractérisent les systèmes sociaux, risquent de minimiser l’importance du creusement des inégalités, de surestimer les tendances passées et de sous-estimer la probabilité que surviennent des chocs extrêmes (Omerod, 2016).

La justification statistique initiale de cette approche a elle aussi été mise en cause, et ce, alors qu’il a rapidement été affirmé que l’analyse par régression concernant plusieurs pays avait fait ses preuves, peut-être pas de manière irréfutable, mais suffisamment pour que tout individu avisé s’abstienne de la contester (Williamson, 1993 : 1 330). Même au début des années 80, Leamer (1983) a laissé entendre que pratiquement personne ne prenait au sérieux ce type d’analyse de données. Quant à Rodrik (2012), il a affirmé plus récemment que les régressions internationales standard ne renseignent en rien sur l’efficacité de l’action publique.

L’analyse des agrégats macroéconomiques ne permet même pas de répondre de façon consensuelle à des questions aussi simples que celle concernant l’impact de l’aide publique au développement sur la croissance.

L’analyse des agrégats macroéconomiques ne permet même pas de répondre de façon consensuelle à des questions aussi simples que celle concernant l’impact de l’aide publique au développement sur la croissance. Malgré la multiplication des études empiriques internationales visant à tenter de mesurer la contribution de l’aide à la croissance économique, ces études se heurtent à des écueils d’ordre conceptuel et méthodologique. Roodman (2007) affirme que si l’aide a permis d’éradiquer des maladies, de prévenir des famines et de produire beaucoup d’autres bienfaits, son impact sur la croissance est souvent difficile à cerner du fait que les données disponibles sont restreintes et bruitées.

La moindre confiance dans les régressions internationales et les analyses au niveau macroéconomique s’est toutefois accompagnée d’avancées au niveau micro-économique, à savoir celui de la prise de décisions par les agents individuels. L’amélioration des méthodes de collecte de données a permis d’établir des analyses détaillées des tendances et des corrélations entre les ménages, tandis que les progrès de l’informatique ont entrainé une accélération de la collecte et de la diffusion des données (Deaton, 1996). Parallèlement, l’émergence de l’économie comportementale et de l’économie expérimentale a accentué le côté empirique de cette discipline (Omerod, 2016).

Angrist et Pischke (2010) font en outre valoir que la conception des programmes de recherche s’est améliorée avec le recours aux méthodes aléatoires, dans lesquelles les résultats sont comparés entre des groupes qui ont et n’ont pas bénéficié d’interventions spécifiques. Ils citent l’exemple de l’évaluation d’un programme pilote visant à améliorer le bien-être des enfants au Mexique, intitulé Progresa. Ce programme proposait des transferts en espèces à des mères sélectionnées sur une base aléatoire, en contrepartie de la participation à des soins prénataux, du suivi nutritionnel de leurs enfants, et d’une fréquentation scolaire assidue de ces derniers. Suite à l’évaluation favorable de Progresa, 30 pays dans le monde ont mis en place des programmes de transferts en espèces assortis de conditions.

Progresa était représentatif de la vague d’évaluations des politiques à l’aide de la méthode de la distribution aléatoire qui a déferlé sur l’économie du développement. Les essais contrôlés randomisés (ECR) sont aujourd’hui couramment utilisés pour mesurer l’impact des interventions en faveur du développement. Ils ont notamment été mis en œuvre pour évaluer l’efficacité du micro-crédit, ainsi que celle de programmes ciblant la pauvreté, la santé et l’éducation. En dépit de leur utilité, ils ont leurs détracteurs, qui leur reprochent leur coût, leur manque d’éthique (en ce qu’ils privent certains individus pauvres de traitements qui pourraient leur être bénéfiques) et l’absence de validation des conclusions par des tiers. Les ECR ont livré des données probantes et des arguments valables illustrant les difficultés liées à la mesure empirique des effets de causalité des politiques et des programmes en l’absence de données expérimentales (Pritchett, 2014).

Des travaux empiriques de ce type ont entraîné depuis une vingtaine d’années pour l’économie du développement une révolution en termes de crédibilité (Angrist et Pischke, 2010), et la méthode des ECR a favorisé le développement de divers ensembles de données au niveau microéconomique. Cette méthode a fortement influencé l’économie du développement et certains estiment même que c’est à la production d’évaluations d’impact rigoureuses que se consacre toute une génération d’économistes du développement parmi les plus brillants et réputés1. Elle pourrait toutefois avoir ses limites. Ses détracteurs mettent en garde contre le fait qu’elle pourrait privilégier la sélection de thèmes se prêtant à des évaluations randomisées, et conduire ainsi à l’abandon de nombreux sujets de recherche intéressants (McKenzie, 2016).

D’un usage administratif des données à une utilisation propre à améliorer l’existence

Depuis quelques années, on constate une forte expansion de la disponibilité et de la qualité des données émanant des pays en développement – mesures des naissances et des décès, de la croissance et de la pauvreté, des impôts et des échanges, du territoire et de l’environnement, de la santé, de la scolarisation, et autres données sur lesquelles s’appuient les systèmes statistiques nationaux. Ces données sont essentielles comme références statistiques, mais aussi pour l’administration et la planification publiques, ainsi que pour l’affectation des ressources.

Il est impératif d’entretenir et d’intensifier le rythme de cette évolution pour orienter les politiques à l’appui du développement. Il convient en premier lieu de procéder à un recensement régulier, car les estimations reposant sur les modèles de croissance de la population se révèlent souvent inexactes une fois les nouvelles estimations établies sur la base du recensement rendues publiques (Jerven, 2013). Toutefois, les données de recensement restent insuffisantes en Afrique subsaharienne, en raison à la fois du manque de compétences techniques et de ressources humaines qualifiées, mais également des obstacles créés par le manque d’alignement des incitations à l’intention des pouvoirs publics et des institutions entre les gouvernements et les donneurs.

Des progrès relatifs ont été accomplis dans la réalisation des enquêtes auprès des ménages. La révolution des données permet maintenant d’accélérer le rythme de ces progrès et d’améliorer considérablement la qualité des données. Plutôt que d’être tributaires des enquêtes menées à quelques années d’intervalle pour calculer le taux de mortalité, les systèmes d’enregistrement des faits d’état civil et de statistiques de l’état civil auront la possibilité de recueillir en temps réel les données sur la mortalité, et d’obtenir, en plus, des informations sur les causes des décès (Sachs, 2015). Des données analogues sur la pauvreté pourraient être recueillies à moindre frais et à une fréquence beaucoup plus élevée, en remplaçant les enquêtes sur papier par l’utilisation des smart phones. Les chercheurs du Réseau des solutions pour le développement durable des Nations Unies ont calculé que l’utilisation des téléphones portables pourrait abaisser le coût des enquêtes jusqu’à 60 % dans certains pays d’Afrique de l’Est sur une dizaine d’années (SDSN, 2015). Des scientifiques ont analysé les données provenant de milliards d’appels téléphoniques et de messages texte envoyés par 1.5 million d’abonnés au plus important réseau de téléphonie mobile du Rwanda et ont regroupé cette analyse avec des données d’enquêtes téléphoniques. La cartographie de la richesse et de la pauvreté générée par leur système coïncidait avec celle établie à l’aide d’enquêtes détaillées menées directement auprès de la population rwandaise par le gouvernement rwandais (Blumenstock, Cadamuro et On, 2015).

L’analyse des mégadonnées donnerait la possibilité aux responsables de suivre en temps réel les avancées en termes de développement, d’améliorer la protection sociale et de comprendre les domaines dans lesquels il convient d’ajuster les politiques et les programmes en vigueur.

Les innovations sans précédent au niveau des techniques et des technologies de recueil des données permettent de diffuser les données gratuitement et largement. La densité de l’écosystème technologique – télédétection et imagerie satellite, données biométriques, technologie SIG, données au niveau des installations, médias sociaux, production participative et autres canaux – offre la possibilité d’intégrer cette pluralité de sources de données. Afin d’exploiter pleinement les bénéfices de cette évolution, les entreprises privées et les bureaux statistiques classiques du secteur public devront coopérer pour accélérer la collecte de données. Les entreprises recueillent déjà des volumes considérables de données – leur modèle économique même repose sur les mégadonnées recueillies dans le cadre de collectes d’informations sur les individus, notamment sur les habitants des pays en développement.

L’analyse des mégadonnées donnerait la possibilité aux responsables de suivre en temps réel les avancées en termes de développement, d’améliorer la protection sociale et de comprendre les domaines dans lesquels il convient d’ajuster les politiques et les programmes en vigueur. Elle offre l’occasion unique de dégager des connaissances plus précises et plus profondes qui viendront à l’appui des indicateurs de développement déjà recueillis. Au niveau le plus général, les mégadonnées peuvent livrer des instantanés du bien-être des populations à fréquence et niveaux de granularité élevés, et selon des perspectives diverses, ce qui permettrait de pallier en partie les lacunes des points de vue chronologique et des connaissances. Sur le plan concret, l’analyse de ces données pourrait permettre d’appréhender en temps réel l’état d’une population, et les retours d’informations immédiats sur l’efficacité des interventions publiques devraient qui plus est améliorer la réactivité et l’adaptabilité de l’approche en matière de développement international et aboutir, à terme, à un renforcement de la résilience et à de meilleurs résultats.

Une véritable révolution des données mettrait à profit les sources de données aussi bien existantes que nouvelles afin d’intégrer pleinement les statistiques au processus de décision ; de promouvoir un accès ouvert aux données et une utilisation libre de celles-ci ; et de soutenir plus efficacement les systèmes statistiques.

L’OCDE prône un élargissement des initiatives visant à accroître l’accès aux « données intelligentes » – par les mégadonnées et par une utilisation facilitée des données administratives, commerciales et géospatiales. L’objectif est de remplacer les collectes de données coûteuses, dans le respect de la vie privée et de la confidentialité, et d’élaborer de nouvelles mesures qui livreront des informations sur des aspects essentiels du bien-être, tels que la confiance, la gouvernance, la qualité de l’environnement de travail, les liens sociaux, l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée, et la santé mentale.

Nombre de ces nouveaux indicateurs pourraient également contribuer à combler des lacunes importantes au niveau des informations clés nécessaires pour assurer le suivi des 17 objectifs et des 169 cibles des ODD. Une étude de l’OCDE a déjà permis de mesurer la distance jusqu’aux cibles des ODD2, une initiative qui a orienté de nombreux pays dans l’élaboration de leurs plans nationaux de mise en œuvre des ODD et leurs stratégies de notification des progrès. Ces travaux ont également mis en évidence l’ampleur des déficits d’information. Même dans les pays de l’OCDE, les indicateurs disponibles ne permettraient d’assurer le suivi que de 57 % des cibles des ODD, et encore ces indicateurs ne sont-ils pas forcément disponibles pour tous les pays et pour toutes les années.

Il sera par conséquent impératif de renforcer les systèmes publics et en particulier les systèmes statistiques en leur donnant les moyens de mesurer et de favoriser les progrès dans les 17 objectifs. Jusqu’à présent, les donneurs n’investissent guère dans leurs systèmes nationaux de données, et ce, en dépit d’une pénurie de ressources humaines, et alors même que de nombreux pays manquent de statisticiens et de scientifiques des données convenablement formés (Melamed, 2016). Les investissements dans les données peuvent être rentables – au Libéria, une étude menée par le gouvernement afin d’évaluer les points d’eau du pays a offert une aide précieuse pour décider de l’emplacement des cliniques afin de lutter contre la crise du virus Ébola.

Conclusions

Si les gouvernements recueillent des données depuis des millénaires, l’objectif essentiel de cette activité a été pendant longtemps d’évaluer le profit qu’ils pouvaient tirer de la population, en particulier eu égard aux impôts ou au service militaire. Ce n’est que récemment, avec l’évolution d’un gouvernement « du peuple » à un gouvernement « pour le peuple », que les besoins en termes de données se sont modifiés. Ce changement transparaît dans la nature des objectifs que les données doivent désormais nous aider à atteindre, tels que l’amélioration du bien-être ou l’importance attachée par les ODD à « ne laisser personne de côté ». De même, les initiatives de l’OCDE relatives aux Nouvelles approches face aux défis économiques (NAEC) et à l’Indicateur du vivre mieux visent à placer le bien-être au cœur des conseils sur les politiques à mener, et à tenir compte des arbitrages et des retombées de chaque décision et des diverses solutions possibles.

Cet objectif implique l’élaboration de nouveaux indicateurs. Une mesure simple exprimée par un chiffre unique ne peut rendre compte de l’ensemble hétérogène de facteurs objectifs et subjectifs qui contribuent au bien-être. Pour comprendre le processus de développement et évaluer l’efficacité des politiques et des programmes à l’appui du développement, nous devons impérativement disposer de toute une palette de données diverses et pas uniquement des simples chiffres de croissance du PIB. L’intérêt de ces données dépend de leur qualité, de leur représentativité et de la façon dont nous les utilisons. La qualité et la disponibilité des données utilisées à des fins de développement ont progressé, et la révolution des données promet d’améliorer leur gestion et leur gouvernance. Les avancées technologiques ont libéré de nouvelles sources d’informations et ouvert la voie à des innovations en matière d’analyse. Cette évolution se poursuivra et, de plus en plus, aidera les acteurs du développement à faire face à un avenir incertain, caractérisé par des défis mondiaux et des pressions sur l’environnement qui ne font que s’accroître.

Les données nous ont déjà aidés à acquérir une certaine compréhension du passé – elles pourraient désormais préparer les responsables de l’action publique des pays en développement à aller de l’avant.

Messages sur les politiques à mener

  • La mise à profit des volumes phénoménaux de données produits par les nouvelles technologies peut améliorer l’action publique.

  • Il est toutefois nécessaire, à cette fin, de moderniser les capacités techniques et analytiques.

  • De nouvelles mesures, qui vont au-delà du PIB, sont indispensables pour rendre compte du bien-être. La révolution des données peut contribuer à l’élaboration de ces mesures, à condition qu’y soient consacrés des investissements suffisants.

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Notes

← 1. Esther Duflo a souligné qu’en 2000 les 5 principales revues avaient publié 21 articles sur le développement, et qu’aucun ne portait sur les ECR, alors qu’en 2015, le nombre des articles était passé à 32, dont 10 traitant des ECR – ce qui signifie que l’augmentation du nombre des articles consacrés au développement dans les revues de référence est pratiquement intégralement due aux ECR.

← 2. www.oecd.org/fr/std/measuring-distance-to-the-sdgs-targets.htm.