Une réponse à la question de la Reine : de Nouvelles approches face aux défis économiques

Skidelsky Robert
Professeur émérite d’économie politique, University of Warwick

« Pourquoi personne n’a vu venir la crise ? » avait demandé la Reine Elizabeth II de Grande-Bretagne, peu après l’effondrement de l’économie mondiale en 2008. En posant la question à un groupe d’économistes, la Reine avait mis le doigt sur le problème. Comme l’a dit la Directrice de cabinet de l’OCDE, Mme Gabriela Ramos, « la crise a frappé au cœur de thèses économiques, de modules et de politiques très ancrées dans les mentalités ». J’irais plus loin. La crise a frappé à cause de thèses, modèles et politiques économiques très ancrées dans les mentalités. Les modèles qui avaient cours avant 2008 étaient faillibles, ou très imparfaits ; ils ont contribué à cet effondrement, essentiellement par omission. Le rapport de l’OCDE sur les Nouvelles approches face aux défis économiques (NAEC) prenait acte de ce constat, faisant valoir qu’il était impératif pour les économistes de mieux comprendre comment fonctionnait l’économie ; et pour la politique économique de se traduire par des mesures qui reflètent cette compréhension.

Concrètement, nous devons déterminer dans quelle configuration de politiques et d’institutions la macro-économie donnera de bons résultats, définis en termes de stabilité conjoncturelle, d’emploi élevé, de taux de croissance décents, de stabilité des prix, et de bien-être, pour les êtres humains comme pour la planète. Je souhaiterais examiner des questions qui m’occupent l’esprit depuis 2008 et formuler quelques observations concernant le dernier rapport NAEC, qui m’a donné matière à réfléchir.

Premièrement, la monnaie et la banque. La politique monétaire n’est pas évoquée dans le rapport NAEC. Avant la récession, la politique macroéconomique orthodoxe tenait en ces mots : « une cible, un instrument ». La cible était le taux d’inflation, l’instrument, les taux d’intérêt. Ce qui à l’évidence était une erreur. Mais nous n’avons pas encore su déterminer ce que devraient être les justes objectifs de la politique monétaire, ce qui est strictement monétaire ou strictement budgétaire, et ce qui est macroéconomique ou microéconomique. À titre d’exemple, la régulation bancaire relève du microéconomique, mais compte de plus en plus comme un élément de la politique macroéconomique. Peut-être devrions-nous décrire comme macroéconomique tout événement ou institution microéconomique ayant des retombées macroéconomiques ?

Le rapport NAEC appelle à une « meilleure intégration du secteur financier ». Qu’entend-on par-là ? Cela signifie-t-il qu’il soit « mieux à même de répondre aux besoins de l’économie réelle » ? Si tel est le cas, quelles réformes faut-il mettre en œuvre ? Je suis déçu que le rapport NAEC ne remette pas en question la conception orthodoxe selon laquelle l’innovation financière est nécessairement bénéfique. Elle a pour effet de financiariser encore davantage l’économie – c'est-à-dire permettre à de plus en plus de gens de gagner leur vie en faisant de l’argent avec de l’argent. Nous devons nous interroger plus avant sur la monnaie, en commençant par nous demander si la banque centrale est à même de contrôler le système de crédit pour éviter l’alternance de forte expansion et de récession. Si tel n’est pas le cas, quelle autre solution peut-on envisager ? Quel a été l’impact de l’assouplissement quantitatif ? La zone euro s’est lancée gaillardement dans un mouvement d’expansion monétaire massive, alors que les faits, globalement, donnent à penser que les effets en ont été très limités pour des raisons que Keynes aurait facilement mises en évidence.

La politique budgétaire fait débat. Le rapport NAEC parle de favoriser « la solidité budgétaire » et de nourrir « le caractère contracyclique des politiques macroéconomiques ». Qu’entend-on par « solidité budgétaire » ? Cela signifie-t-il équilibrer le budget ? Qu’entend-on par équilibrer le budget ? Quel budget ? Tous les gouvernements s’emploient à réduire les déficits. On nous dit rarement de quel déficit il s’agit. Y a-t-il un plafond de sécurité applicable aux déficits publics et à la dette publique ? Quels sont les meilleurs moyens de financer les emprunts publics – les obligations, l’assouplissement quantitatif, les bons du Trésor – et dans quelles circonstances ?

Les comptes publics peuvent-ils être présentés différemment pour faire ressortir la distinction entre compte de capital et compte courant ? Les pouvoirs publics devraient-ils avoir des comptes extrabudgétaires, comme une Banque nationale d’investissement ?

Les prévisions concernant l’inflation, les écarts de production, les effets multiplicateurs se sont révélées régulièrement erronées depuis la crise. Toute la question de la prévision doit être étudiée de près. Les prévisions sont très tributaires de modèles. Si les modèles sont faillibles, les prévisions le seront tout autant – ou plus encore que la normale.

L’emploi. Quel est le taux naturel de chômage en Europe ? Comment les estimations sont-elles calculées ? Si, comme c’est le cas en Europe aujourd’hui, l’inflation est nulle et le chômage à 10 %, peut-on dire qu’il s’agit du taux naturel de chômage en Europe ? Ou l’expression a-t-elle perdu tout son sens ?

D’où viendront les emplois de demain ? Le rapport NAEC ne mentionne pas l’impact de l’automatisation sur l’emploi. Il évoque la nécessité de renforcer les compétences et le capital humain, ce qui relève du simple bon sens. L’humain est-il destiné à « se mesurer à la machine » ou à « lutter contre la machine », pour reprendre la question posée par Brynjolffson et McAfee ?

La croissance économique. Le rapport NAEC veut concilier « croissance économique et bien-être » et « croissance économique et durabilité environnementale », en d’autres termes toutes les bonnes choses de la vie simultanément. Ce qui ne peut qu’obtenir l’aval de tous. Mais nous ne pouvons pas tout avoir. La poursuite du type de croissance que nous avons connu dans le passé serait certainement incompatible avec le bien-être des êtres humains, et par là même, de la planète. La croissance pour la croissance, et la culture consumériste qui va de pair, doivent être remises en question avec plus de vigueur.

Redistribution et inégalités. On peut lire dans le rapport NAEC que « de plus en plus de données concrètes montrent que les inégalités, lorsqu’elles sont excessives, sapent la croissance et le bien-être,car elles réduisent l’investissement dans les compétences chez les ménages à bas revenu ». Il y est dit qu’il convient de réformer les systèmes fiscaux « pour en accroître la progressivité ». Où placer le seuil en matière de progressivité ? Quelle inflexion des politiques sera nécessaire pour accroître la progressivité afin de contrer la montée des inégalités. D’où viendra le soutien politique ?

Le triste état de la science économique. Le rapport NAEC, malheureusement, n’évoque guère cette question. Il y est expliqué que l’économie devrait mettre à profit les enseignements tirés de la sociologie, de la psychologie ou de l’histoire. Je suis parfaitement d’accord avec cette assertion, à ceci près que la philosophie n’est pas mentionnée, et que l’histoire est citée en dernier. La lecture d’Aristote serait un correctif utile à tous ceux placent toute leur foi dans l’innovation financière et le consumérisme. La connaissance de l’histoire corrigerait le biais de l’économie vers une théorisation tout azimut magnifiquement exprimée au XIXe siècle par l’économiste français Jean-Baptiste Say : « Que pourrions-nous gagner à recueillir des opinions absurdes, des doctrines décriées et qui méritent de l’être ? Il serait à la fois inutile et fastidieux de les exhumer. Aussi l’histoire d’une science devient-elle de plus en plus courte à mesure que la science se perfectionne… ». À quand la perfection qui abolirait la nécessité de l’histoire ?

Liens utiles

Article original sur le blog OECD Insights : http://wp.me/p2v6oD-2g3.

Initiative de l’OCDE relative aux Nouvelles approches face aux défis économiques, www.oecd.org/fr/naec.